lundi 3 mars 2008

Lettre -

Il y a trois jours je réouvrais un cahier commencé à la suite d’un voyage, à l’est - ce voyage qui pour bien des raisons m’a poussé à en poursuivre, en rêver, en creuser tant d’autres, ici par l’écrit. Un voyage en Pologne, à Cracovie, suite auquel j’ai commencé ce « journal de bord » redécouvert aujourd’hui jour pour jour un an après – journal jusque là tenu secret – profondément et jalousement intime – auquel je refusais toute autre existence que quelques minutes nocturnes mais régulières, parfois répétées – une parole nerveuse et fébrile, par à-coups, parfois difficile à déchiffrer aujourd’hui et de toute façon abandonnée le premier jour de ma seconde visite à Cracovie, deux mois plus tard. Cette fois là, j’ai quitté mon amant mais je ne suis pas retourné à Auschwitz.
Ce journal je l’ai oublié jusqu’à aujourd’hui où les circonstances m’ont poussées à écrire à nouveau – envie d’écrire, bête et irrépréssible – la même - poussée par une volonté qui presque ne m'appartiens plus, qui me désarme et me somme, une volonté dénuée d’objectifs, en dehors de celui de dire -
Petite coïncidence, oui – mais je ne crois pas au hasard – un an plus tôt une émotion aigue et une certaine pudeur suite à ma visite du camp – un an plus tard le récit, le détail, la chaleur des mots, le silence, et puis il faut le dire, la peur froide et frontale, face au tissu limpide et effrayant que tissent les récit des témoins, survivants, bourreaux, oublieux et impuissants auxquels Claude Lanzmann a consacré les 566 minutes de l’insoutenable et magnifique Shoah - en présence - tous - par l'irréfutable nécessité - de dire - non, comme le dit Adorno "plus de poésie", plus d'écrit - mais peut-être la nécessité humble du récit -
Shoah – littéralement anéantissement – et ces récits tissés dans l'impensable - dans la logique inacceptable érigée comme un seul grand corps - pas de visage mais un corps qui s'est levé pour s'écrouler - avançant pourtant - tendant aveuglement des mains caleuses et furieuses pour se saisir du monde - l'horreur avait un sens - une mission - contre celle-ci rendre à chacun son récit - propre - caché - refusé mais nécessaire - récits comme autant de mémoires en sursis qui souvent tombent un silence puis consentent à nouveau – malgré tout - parce que cette fois – le refus ne gagnera pas – rien ne sera abandonné à la sidération – à la négation – au néant
Ils parlent d’une voix qui ne se raconte pas mais apparaît, doit-être vue, là, en présence - parole supportée par ces « visions » muettes voilant le regard des témoins et survivants ou de ceux qui ne se "souviennent" pas - des visions qui font peur à l’imagination – la peur oui aussi – alors on comprend – ils savaient - nous savions tous - on avance – on croit avancer, on croit comprendre et prendre conscience - voilà ce qu'il reste – le récit et la peur – brute – incontrôlable – la peur du noir –
Ça fait longtemps que je n’ai pas eu peur – peur de dire – de voir - d’écrire – peur de tout et peur de rien du tout - peur minime mais gratuite et inexpliquée de ce qui tourne autour de la timide résolution de « vivre » cacher –
J’ai peur maintenant – peur de ne pas soutenir l'envie de dire que rien ne légitime - non - ici ma parole n'est pas légitime - mais peur du silence - peur du noir - peur de la marche des hommes-creux - la caboche pleine de bourre - dans les traces desquelles notre ombre se dessine et aussi où la mémoire sourde s'affirme -
Envie de dire - poussée par une nécessité absurde - irraisonnée - ma familière envie d’écrire – qui ne m’est pas d’un grand secours je dois dire – c’est pour ça que je décadre ici de ces règles que mes voyages « un peu plus à l’est » m’imposaient jusqu’ici - pour simplement exprimer tel que je le ferais dans une de ces lettres que je n’ai plus le temps d’écrire – pour simplement dire que je crois avoir appris et compris certains silences d’une histoire personnelle, familiale derrière laquelle j’ai toujours courru – sans savoir pourquoi – ne sentant que le manque - le caché - l'assoupi - bête – brute – comme la peur du noir et comme l'envie d’écrire – une même obsession - la mémoire - celle en grande partie inconnue de mon grand père qui « eut de la chance » – une chance dont la petite histoire resta camoufflée - muette sous le poid de la grande – un silence délibéré – puis l’écho si proche et impossible d’un parent « parti » – jusqu'à ce qu'enfin dans la chronologie du manque et du non-dit - vint par « hasard » cette rencontre avec ma dame – si chère à mon âme – qui pâtit d’un enfer qu’elle n’a pourtant pas connu mais dont l’infâme vérité retourna irrémédiablement le sens de sa vie – ma dame qui elle aussi eu de la « chance » et avec laquelle aujourd’hui on parle – de tout - de nous - de rien - du nécessaire et du vain - pas de réponses – mais la parole – je cède au flux essentiel de la parole – et accepte cette approche de la mémoire - la mémoire ainsi faite d’aspérités, de silence, d’une vie propre, de petits passages du temps - je lui consent sa vérité secrète que je n'ai pas besoin de connaître pour faire exister - une mémoire en présence - paisible - aigue - rêvée - rendue - une mémoire tendue sur le fil du temps qui souvent la reprend - une mémoire que mes envies bêtes obscures sincères et irréfrénées se sont données pour mission secrète de révéler.
- Guidée par la volonté de rester sur tout « en partage » -

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