samedi 4 août 2007

La belle endormie (03-2006)


Un jour de retard, parcours dans les labyrinthes à pas d'heures, petites cours cachées dans les murs de la ville intérieure. Berlin à l'approche d'un départ ouvre l'horizon lointain de sa nuit, effrénée. La course, le pas lourd, la nuque dénudée, le sol répété, l'écharpe glisse des bras. De ton visage d'encre, le béton s'extirpe, amnésique, et crachera bientôt sur le marbre des vieilles histoires les cendres creuses de pages essoufflées. Mémoire précipitée sur les boulevards une fois contournés, les ruelles égarées. La joue raidie sous la laine, le sol manquant, l'oeil s'agrippe au reflet d'une fenêtre et le verre tinte quand derrière le cadre d'idylles estampillées, les hommes vivent d'or et de bois frais. Se perdre. Entre la laine et les murs, attendre seulement que tombe la neige et recouvre la cours carrée des matinées limpides sur l'incise d'une nuit. Cette nuit, échappée des miroirs au cadre usé et des reflets d'angles ronds, précise, rue sur un jardin aveugle mais unique, paisiblement.
Une heure de retard, courir à travers les Halles, l'U-Bahn à quai sous un ciel de verre, changer d'air à pas comptés. Sans se retourner. Un, deux, trois, frapper. Letzte Reise à trois temps. Recht, links, attente. La foule s'extirpe, encore, s'épuise, souvent, tant qu'il est encore temps. Tant que l'U baille, timide, soulève sa terre, trahit son nom et jette sur son frein les décombres infirmes de nos courses jumelles. L'interruption sur l'éclat du fer, regards différés. Au silence des tramways, l'affolement des rails et ce jaune panique qui entre et qui braille en avance sur ta nuit. Trois pas, détresse au creux d'un sol indécis, trottoir glissant sur son ciel de cristal à hauteur des quais. Ne reste que la voix longue, et le verre s'ouvre et le verre se ferme et palpite au rythme qui le freine. Traîne jusque là l'écho invincible de toutes ces voies calmes : des poussières invisibles. L'alarme d'une station pose sa rime, la cadence du métal son râle, blanc sur le profil d'un disparu, puis d'un autre. Et fixe le geste aperçu de loin, aperçu une fois de celui qui se tient là, à rebours des litanies de la ville verre. Il montre bientôt l'envers des quais, tranquille sur les impatiences de la terre. Reprendre le long des murs le béton miroir, compter les lumières d'ombres, tendre sur les fibres de la laine la mémoire du jardin vu de jour, vu une fois, vu d'en bas, si proche puis éteint à ton visage derrière le verre. Ton visage qui sur l'oubli des traits, dessine la parole manquante et souffle jusqu'ici la frénésie du fer. L'arbre se couche sous une silhouette patiente, la porte s'ouvre, les rails se creusent, l'air se vide. Alors au sommet, sur sa cime, au devant d'un jardin déjà loin, l'amant sourit à l'approche du pas, lent comptant en heures rondes les détours de la ville glacée. Sourit lorsque s'ouvrent les bras de fils serrés, efface les reflets et coupe le coup de talon tâtant le parcours d'un retard prémédité. Un visage dans les mains. Un visage dans les mains sur les portes fermées, un visage dans les mains quand le verre se tait, un visage dans les mains, à quai, à nu sur l'ombre du jardin, un visage dans les mains sous la nuit, son vacarme épuisé en arbres et en racines retournées. Berlin traîne sa mémoire rêvée, sur la fatigue de voyages inachevés.

Le corps souple au petit matin. Prenons à rebours, mon amour le chemin cruel de la cours carrée.

L'oeil papillonne sur la laine molle retourne le sommeil de bois puis laisse à la timidité des doigts la peau en poudre de ta joue raide. Paysage de verre, geste maladroit. La nuit piège ses petites lettres fraîches dans le cadre de tes trop grandes lunettes : Sommeil paisible, retardataire ; elle parle et me dit que l'abandon du corps sera toujours l'abandon du Nom, l'abandon d'un signe, le plis régulier d'un drap et le creux d'un visage clos sur l'oreiller, chaque fois que la paume se détend, enfin, sur la douceur de l'absent. Loin. Au fond de la chambre, le mur unique et patient, loin comme la chair contre le verre. A l'ombre de ta porte, loin, la main bat, tremble, vient et va. L'amant tourne sur le décompte des pas, déjoue les parcours usés quand au silence de deux voix répond l'écho des vieux troncs. Au sommet d'un matelas trop grand et trop froid, la sagesse des départs ne s'étreint qu'une fois, et laisse son souffre vaincu creuser le ventre de la terre. La neige tombe, essouffle sur la ville sa cours carrée, immensité précise, transparence des murs en cendre sur les quais. Le sourire contrit, un visage dans le dos, un cadre de bois pourpre derrière les rideaux. Le bras s'allonge, rend les armes où la lumière déborde, épuise sa chaleur sur le bois raide. Serre, où l'on coupe les ailes. Serre, où le vieux sang tourne. Serre où les heures décharnent ta voix. Serre et de l'ombre se lève de ton drap. La neige tombe. Creuses, les paumes fixent sous le verre sourires et mines sans peau, sans yeux et sans armes. Le corps unique et nu, répète les gestes manquants, essuie sur la vitre les reflets froissés, contourne du bout des doigts la marche entamée. Toiles et traits tirés éteignent le souffle lourd des heures éparpillées sur une cours carrée. Talon régulier sur la douceur du bois, et sous l'oreiller la main tâte enfin l'envers du froid. Compter à poing fermer la lenteur des draps, un, deux, trois : Letzte...
Tactique hagarde des flocons au pas de l'amant qui s'en va.
Jetzt, la voix lointaine,
Jetzt, sur la terre vaine
Jetzt, trois petite graines
Aux racines du temps, maintenant, le sommeil reprend
Et Berlin rêve encore de mes insomnies.

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